Mégabassines vs bassins versants

Mégabassines vs bassins versants
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Article écrit par SCOPFAIR. Publié sur le Blog Mediapart le 19 juillet 2024

Usbek, le grand seigneur persan de Montesquieu, est de retour en France, 300 ans après sa première visite. Il découvre avec le même étonnement les projets de Mégabassine. 

Lettre persane d’ USBEK À IBBEN.

Le génie des François me plonge parfois dans de profondes confusions, telles les eaux troubles qui perdent leur transparence et leur pureté quand elles stagnent trop longtemps dans un marécage vaseux. Cette eau, trésor si précieux dans le doux pays de Perse, eau sacrée, deuxième création du grand Ahourâ Mazdâ, semble être ici méconnue et maltraitée tant elle est abondante et commune. J’ai croisé de curieux paysans dans cette florissante contrée, ils sont bien différents des nôtres. 

Le rustique persan avant de cultiver étudie avec soin les formes de son bassin versant, il observe leurs lignes naturelles pour collecter chacune des gouttes de pluie printanière avant qu’elle ne s’évapore. Les paysans d’ici irriguent abandonnant leurs immenses champs cultivés et, s’ils viennent à manquer d’eau, sacrifieront un champ pour y établir un gigantesque réservoir à ciel ouvert, mégabassin ou mégabassine. Tu t’étonneras sans doute de ce dispositif, qui évapore plus d’eau qu’il ne peut en collecter, mais rassure toi, le soleil ici est moins fort qu’au pays, l’eau s’y évapore certes, mais plus lentement. De plus, les François ont prévu des machines de pompage qui remontent les eaux souterraines pour remplir leurs réservoirs géants. Tu t’intrigueras peut-être d’une pareil inconscience qui s’applique à remonter les eaux quand elles sont conservées dans les roches souterraines à l’abri du soleil. Renonces par avance à comprendre, je partage avec toi cette interrogation. Elle s’ajoute aux nombreuses questions que nous pouvons avoir sur ce peuple prodigieux. 

Que penseraient nos paysans persans s’ils découvraient telles dilapidations ? Dois-je présenter aux François nos techniques de collecte minutieuse de l’eau de pluie ? Dans notre aride pays, nos ancêtres ont patiemment creusé les longues qanats qui traversent les terres en galerie souterraine. Comprendraient-ils ces qanats longues de milliers de lieues, scandées de puits et calculées avec la pente la plus faible pour apporter une eau constante et régulière aux cultures quelle que soit la saison ? Dans leur recherche d’eau, nos ancêtres constatèrent que les puits se tarissaient souvent, qu’ils n’apportaient que de faibles quantités d’eau, c’est alors qu’ils découvrirent qu’en dégageant et en creusant des ruisseaux souterrains, ils obtenaient des écoulements continus. Ainsi, ils excavèrent les qanats en infinis tunnels. Certains de ces canaux se terminent en petites seguias (rigoles) ombragées qui suivent les lignes de nivellement des champs. Je me souviens du bruit de l’eau s’écoulant au travers des élégants kesria (peignes) qui répartissent l’eau, la libèrent d’un côté ou de l’autre des cultures en mosaïque. 

Les qanats et les seguias offrent aussi des ressources pour les plantes et les petits animaux qui s’y abreuvent et foisonnent dans leur entourage. Les paysans François qui puisent l’eau dans les sols pour remplir leur réservoir assèchent toute la contrée alentour. De sorte, ils rendent leur pays aussi aride que le nôtre. Ils transforment les eaux courantes et vivantes en eaux stagnantes, qui s’évaporent et se dégradent. 

Je dois te préciser que leurs immenses champs ont des besoins d’irrigation énormes. Dans ce pays fastueux, nul besoin d’adapter les cultures, d’accommoder les besoins des plantes aux ressources disponibles ou au climat local. Mon cher Ibben, je ne sais par quelle diablerie, ici, tout semble pouvoir pousser quelle que soit la saison. Le type de sol n’importe pas. Le quota d’eau disponible est subalterne. La portion de soleil est secondaire. 

Quelques frondeurs s’opposent à l’établissement de ces mégabassines, mais des armés protègent ces réservoirs d’eaux mortes. Ces indisciplinés ont des remarques intéressantes, des arguments bien présentés, des déductions correctes. Et cependant, le rustique François n’est pas convaincu. Il refuse d’entendre la vie qui fleurit grâce au parcours de l’eau. Il est sourd au bruissement des eaux sacrées qui sillonnent et abreuvent lentement tout un bassin versant. Ils ne trouvent pas plus de merveilleux que ses vastes bassines qui rendent l’eau prisonnière. À les voir, tu tremblerais, mon cher Ibben, tant elles nous rendent la mort présente. 

Du Haut-Poitou, le 19 de la lune de Gemmadi 1, 2024.

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Joseph Viney

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